La réponse du plateau
Le samedi 4 mai 2002, veille du second tour des élections présidentielles, où on allait voir une majorité de Français, de droite et de gauche, s'opposer massivement au candidat du Front National en votant pour Jacques Chirac, le journal Le Monde publiait pour sa part sous la plume de Michel Guerrin et d'Emmanuel de Roux une page culture consacrée à "l'impasse de la politique de l'élitisme pour tous" . Étrange cécité des auteurs qui les a empêchés de voir que, si la démocratisation culturelle n'avait pas permis selon eux d'endiguer la progression de l'extrême droite, elle devait du moins être pour quelque chose dans le réflexe démocratique et républicain qui poussait des milliers de citoyens à manifester partout en France leur écoeurement face au simplisme et à la barbarie des idées développées par le candidat du F.N. et incitait même certains d'entre eux à utiliser - la mort dans l'âme il est vrai - la relative complexité de notre système électoral pour voter contre leurs propres convictions afin d'écarter le danger plus grand de voir ces idées prendre pignon sur rue et s'incarner officiellement dans la personne d'un président de la République française d'extrême droite.
Finalement - et nous sommes bien placés pour le savoir, nous qui depuis pas mal d'années animons des maisons qui dépendent, dans l'exercice des missions qui leur sont confiées et les moyens qu'on leur attribue, des tutelles de l'Etat - l'ambition culturelle tient à l'ambition de la politique qui la pense et la produit, mais la qualité de la politique tient profondément à celle de la culture qui la réfléchit. On peut donc penser que les valeurs d'humanisme, de liberté, d'ouverture et de générosité que l'art - aussi élitaire soit-il - transmet, notamment à travers les institutions culturelles du service public que l'Etat français a mis en place depuis plusieurs décennies - unique en Europe, faut-il le rappeler - on peut penser que ces valeurs ont joué un rôle primordial dans l'exercice politique contradictoire auquel se sont livrés un grand nombre de citoyens qui, en dépassant le clivage des idées et l'amertume que pouvait engendrer le sacrifice de leurs propres convictions, ont su éviter à notre pays le malheur et la honte.
Afin d'étayer leur constat, nos enquêteurs ont ressenti le besoin d'aller sur le terrain, là où coexistent précisément une politique d'action artistique ambitieuse et une progression significative des votes d'extrême droite. Ils n'ont pas choisi le 8ème ou le 16ème arrondissement de Paris par exemple, où le F.N. progresse comme ailleurs malgré la proximité d'équipements culturels prestigieux de toute nature: cinémas, théâtres, musées, etc. Non, au hasard, ils se sont rendus en Seine-Saint-Denis et plus particulièrement à Aubervilliers, cité communiste où la vie est dure, parfois sauvage, malgré la présence d'une librairie, de plusieurs bibliothèques, d'un centre d'art plastique, d'un conservatoire ... et d'autres beaux lieux de culture - citons entre autres les Laboratoires et la maison de Zingaro - et où cependant 19,9% de citoyens se sont prononcés pour Jean-Marie Le Pen au premier tour, tandis que moins de 9% votaient pour le candidat communiste. Voila donc déniché le territoire idéal, le lieu propice par excellence à l'illustration du terrible constat: là où on vote mal, l'art est inutile. Des personnes qu'ils ont interrogées sur place, les enquêteurs ont retenu des propos qui semblaient confirmer leur diagnostic: moins de culture, plus d'action sociale, et les pauvres se porteront mieux, du moins leur évitera-t-on ainsi la tentation d'un vote sulfureux qui pose problème.
Et pourtant... pourtant il eût été possible de dire aussi que parfois les Albertivillariens sont fiers de leur théâtre, heureux de lire, d'écouter de la musique, d'admirer une toile ou de voir un cheval danser. " eût été nécessaire d'affirmer au préalable à tout scepticisme concernant la portée sociale des actes artistiques produits à Aubervilliers, que pour ceux des habitants qui en éprouvent le désir et la nécessité, le droit à la vie artistique est inaliénable. Il eût été perspicace de déceler à travers la volonté politique d'inscrire coûte que coûte la création artistique dans la vie de la cité d'Aubervilliers un signe de résistance. A quoi? au délaissement et à l'exclusion. En effet que disent finalement à travers leur pseudoenquête les journalistes du Monde, qui a déjà été beaucoup dit? : l'art, sa production, son partage, sont légitimes, mais pas n'importe où ; indispensable comme l'air qu'on respire, là où on le consomme facilement et abondamment; l'art est superflu hors de son milieu naturel, il devient même suspect là où la dureté de la vie le rend d'abord inaccessible.
Ici, au Théâtre de la Commune, où depuis cinq ans nous n'avons pas renoncé à conquérir le public, à le séduire, à l'enrichir en l'incitant à partager le théâtre comme un acte vivant de réflexion sur soi-même et sur le monde, nous savons qu'à Aubervilliers comme ailleurs, mais sans doute à Aubervilliers plus qu'ailleurs, face à la violence et à l'insécurité -- pas seulement celles qu'engendrent les délinquences de tous ordres mais aussi celles qu'entraîneraient fatalement les fausses réponses politiques, le simplisme et la brutalité des idées que prônent certains leaders sous le masque de leur respectabilité et qu'on a déjà vus à l'oeuvre quand ils ont pu accéder au pouvoir - face à ces menaces réelles qui pourraient peser sur nos vies publiques et privées, il est un moyen de défense au moins aussi indispensable que tous ceux qu'on prétend devoir mettre en oeuvre en toute priorité: c'est le développement et la production de la pensée sous toutes ses formes, dont l'art justement, dans sa production et sa diffusion, fait évidemment partie, et dont la démocratisation, quels que soient les écueils qu'elle rencontre, les obstacles politiques et sociaux qu'elle affronte, est la garantie d'une volonté de considérer tous les citoyens comme dignes de participer à l'Histoire.
Durant la saison qui s'annonce dans cette brochure, nous tenterons une fois de plus de partager cette certitude avec tous ceux qui veulent y croire.
Et tant pis pour les sceptiques et superficiels observateurs.
Didier Bezace